Voici un catalogue de choses que l’on peut aisément trouver au Soudan pour peu d’y prêter attention. Des vues banales, proches de la vision de l’œil humain, classées par types, parfois géographiquement représentent des scènes ordinaires.
Mes premières traces sur les pistes soudanaises furent précédées de lectures dédiées. J’écumais aux archives du Collège de France la littérature des voyageurs anciens, diplomates et scientifiques. J’y ajoutais leurs cadets et successeurs contemporains, médias d’information, et, ce que la toile livrait à bout de clavier. Il fallut me familiariser avec les codes et jargons plus ou moins hermétiques de chaque milieu.
De cette somme de documentations occidentales, émanait une étrange sensation d’un territoire intangible, insaisissable. Nombre d’approximations, similitudes ou contradictions entre certaines sources, voire de même origine me plongeaient souvent dans l’embarras.
A pied, je constatais l’immensité, à l’égal du paysage rural, qui séparait le regard occidental de ce qui se présentait a moi.
Occasion rêvée de construire librement, à moindre pollution, mes propres annales.
La littérature nouvelliste m’offrit la plus juste et palpable description du territoire. La patience de Tayeb Salih ne fut pas infinie. Il prît la tangente trop tôt. Jamal Mahjoub y laisse comme son aîné perler sa plume du soleil nubien, écrasant. J’y respire l’odeur de la pâte fermentée sur la plaque, l’haleine du Tombac, et le sang des agneaux.
Ces contributions lyriques exceptées, la vision soudanaise n’occupait qu’une place mineure, a peine envisagée, dans les bibliographies.
Le territoire prît de lui même la parole, révélée par autant de bouches que de rencontres. Shamarat. Une discipline nationale, enfantée de métissages entre ragot, palabre, légendes déformées par les âges, rumeurs et leurs propres humeurs. Issu du débat public, du thé du commerce ou de la confidence sous le manteau, le Shamarat transpire la sève de cette terre rouge d’Andrinople. La description vient de fait, l’accumulation des documents traduit, trahit le sol qui l’a transpiré.
L’évidence d’accorder aux Shamarat une pertinence pour le moins égale à celle légale des colonnes occidentales tomba sous le sens.
Même si cet essai tend à esquisser des contours du Soudan, ils n’en reste pas moins un essai. Le visiteur sait ici d’emblée la subjectivité du propos.
J’assume cette subjectivité comme outil de description. Une pensée intime ne vaut elle pas histoire dès lors qu’elle se partage publiquement ? Elle sollicite l’intuition du visiteur plus que ses connaissances.
Tout observateur, le passant, influence le milieu de passage. Que dire d’un photographe, blanc de surcroît ? Je suis un “khawaja”, un étranger, visible. Parfois des enfants pleurent à mon approche. Je passe. Immergé dans le territoire, sans intention de m’y dissoudre. La langue et ma lenteur m’y confondent parfois, sans illusions. j’y évolue comme un animal de compagnie, inhabituel mais proche, presque domestique. un renard apprivoisé, un chameau androgyne dans un troupeau de dromadaires. Les images et mots issus restent teintés de ma différence.
La mémoire me semble se forger de multiples distorsions de souvenir exacts. L’accumulation de visions furtives d’un territoire façonne son identité,
Leur agglomération dessine ses contours.
L’œil lui-même accumule des vues. La mémoire les amalgame.
La photographie ne révèle pas un caractère objectif, mais une somme et combinaison de choix subjectifs, aussi propres à révéler l’auteur que le sujet du cliché.
Choix de l’endroit de prise de vue, de l’heure ( lumière ) et du cadre, choix techniques, de l’optique, de la vitesse d’obturation, profondeur de champ, exposition, chimie, tous tendus vers leur conséquences esthétiques et éthiques.
J’oriente ces détails d’importance vers une restitution de la perception lente de l’oeil humain.
J’aime qu’une image ne se donne pas au premier regard, qu’elle ne se laisse pas dévorer tout cru. J’aime qu’elle se révèle voile après voile, à mesure que l’esprit de son lecteur s’y perd pour l’investir.
Cette collecte ne répond à aucune commande. La pelote s’est déroulée d’elle-même, sans contrainte majeure. Le lecteur explorera le territoire à la mesure des indices semés au-devant de sa lecture
Le montage de l’ensemble réside en l’articulation en rébus ou puzzle. Une invitation à suivre un jeu piste, à fouler le territoire, à l’explorer soi-même sur les empreintes des auteurs.
Ne demande pas ton chemin, tu risquerais de ne pas réussir à te perdre.
Claude Iverné